Le film de la semaine : Retour à Reims de Jean-Gabriel Périot

 

Comment un documentaire construit à partir d’archives peut-il faire émerger la part intime d’une histoire collective, celle de la classe ouvrière française - des femmes en particulier - des années 50 à nos jours ? Jean-Gabriel Périot, - né en 1974, cinéaste et monteur, questionne depuis ses débuts le travail et la violence sociale, la notion de collectif et le rapport à la politique (par exemple, Une jeunesse allemande 2015, des images souvent inédites pour une histoire de la Fraction Armée Rouge et du refoulé du nazisme imprégnant encore alors la société allemande, Nos Défaites, des lycéens rejouent des classiques du cinéma et parlent du politique) -, relève ici un défi inhabituel en répondant à une proposition de la productrice Marie-Ange Luciani : adapter au cinéma Retour à Reims du philosophe et sociologue Didier Eribon [publié en 2009], essai réflexif, nourri par son expérience personnel de fils d’ouvriers, ouvert à une vision intime et politique de son milieu social d’origine. Devant la complexité d’un texte « mosaïque », Jean-Gabriel Périot, se focalise délibérément sur la mère et la grand-mère de l’auteur, élargit son propos et dessine un autre visage des travailleuses et du monde ouvrier dans la France de la seconde moitié du XXe siècle. Retour à Reims [Fragments] nous donne un accès intime, profond, troublant aux vécus et aux représentations d’un « monde ouvrier », de ses mouvements de la conscience à l’aveuglement, jusqu’à ses récentes poussées de révoltes violentes, au diapason de la précarisation et de la fragmentation des salariés pauvres aujourd’hui.

 

Ouvrières et ouvriers à la peine, rêves secrets

Quelques plans fixes d’un village aux pavillons sans âme fixés dans une lumière grise et la voix off d’Adèle Haenel reprenant les mots du philosophe Didier Eribon (en ouverture de son essai) lors qu’il explique l’envoi de cartes postales à ses parents lors de voyages à l’étranger, comme un « ultime effort pour maintenir un lien que je souhaitais le plus ténu possible », puisqu’il avait « fui sa famille et n’éprouvais aucune envie de la retrouver ». Un générique en forme de reconnaissance envers l’auteur d’un texte-témoignage dont le réalisateur va se détacher par des choix drastiques.

Longtemps après (trente ans), il faudra la mort du père, les retrouvailles avec la mère, et le récit personnel de cette dernière (« elle voulait tout me dire et son verbe s’emballait intarissable »), point de départ du premier mouvement du documentaire. Le film de Jean-Gabriel Périot, relayant le texte de Didier Eribon, éludant la dimension homosexuelle, fondatrice, du parcours intellectuel et du « transfert de classe » du philosophe, s’affranchit aussi, d’emblée, de l’autobiographie stricto sensu et du caractère globalisant de la sociologie politique.

Le réalisateur part cependant des premiers temps (de misère) de la famille maternelle, ceux de la grand-mère et de la mère, jeunes femmes enceintes sans l’avoir voulu, changeant de compagnons à tout-va, aimant les plaisirs, le bal et la noce, abandonnant ses enfants pour partir travailler en Allemagne pendant la guerre de 40, tondue à la Libération, pour la première. Obligée d’interrompre ses études après le certificat d’études (elle rêvait de devenir institutrice) à cause de l’exode, mariée à un ouvrier connu au bal, mère, très jeune, de deux fils à élever d’abord dans une seule pièce sans confort, aux côtés d’un homme qu’elle dit n’avoir jamais aimé.

Nul misérabilisme dans les mots interprétés en off (reprenant le récit d’Eribon) par la comédienne ni dans les documents d’origines diverses présents à l’écran en un agencement qui complète, enrichit ou interroge l’autoanalyse originelle.

Visages cadrés en gros plan, dans la fleur de l’âge ou fripés prématurément, voix hésitantes aux accents rugueux, des femmes jeunes et moins jeunes, nous regardent et disent par leurs expressions ou leurs propos laconiques l’humiliation de leur condition de femmes de ménage, les taches accumulées à la maison, la fatigue de l’usine et du soin des enfants, les accès de violence et les tromperies des maris.

Témoignages audiovisuels, reportages ou fictions (des films d’avant-guerre restituant avec évidence le droit de cuissage des maîtres de maison sur les bonnes à tout faire à la peau douce portant tablier blanc et air souriant, par exemple) donnent aussi toute leur place aux ouvriers d’usine, à l’inhumanité du travail sur les chaînes, au plaisir de retrouver les copains au café, à la séparation « normale » des taches entre les sexes, à la souffrance indicible du travail mécanique avec des machines qui esquintent au point de ne plus pouvoir étreindre celle qu’on désire et à la soif de solitude et de silence. Celle à laquelle aspire ce pêcheur à la ligne au bord d’une rivière, une fonderie grise en arrière-plan. Et pour chacune et chacun, ce tremblement dans le regard frontal ou la parole maladroite qui traduit la dureté de la domination, le malaise engendré par le manque de considération et la hantise de ‘n’être rien’.

Imaginaire social et politique : histoire d’appartenance collective et de désaffiliation

Ainsi des liens invisibles, des solidarités manifestes, voire des engagements explicites se tressent progressivement dans les interstices des différentes archives retenues et organisées par le montage, de témoignages documentaires en reportages ou émissions de TV jusqu’aux fictions cinématographiques , des œuvres dans lesquelles les ouvrières et les ouvriers sont encore présents ou représentés (Celles qui s’en vont, Germaine Dulac, 1930, Du haut en bas de G.W. Pabst, 1933, Pourvu qu’on ait l’ivresse de Jean-Daniel Pollet, 1958, L’Amour existe, Maurice Pialat, 1961, Le Joli Mai, Chris Marker, Pierre Lhomme, 1963, Les Femmes aussi : celles qui parlent ou la fragilité, Marcel Bluwal, 1968, Avec le sang des autres, groupe Medvedkine de Sochaux, 1975). La conjugaison à l’écran avec des fragments du récit personnel et de l’analyse produite par le sociologue Didier Eribon, le documentaire entraîne le réalisateur à mettre en évidence l’influence notable du Parti communiste en particulier, et de la Gauche dans son ensemble, dans la construction de soi chez la mère de Didier Eribon, tel que son fils le souligne. Et sa constitution en tant que sujet politique appartenant à un groupe et déléguant à ses représentants la possibilité d’un changement dans le présent sans nécessairement croire à la ‘révolution’, horizon lointain et indéfinissable. 

Si Didier Eribon s’efforce d’appréhender de l’intérieur ce qui fait basculer sa mère vers le vote d’extrême droite et tend à forger des instruments pour penser cette mutation profonde, au-delà du cadre familial, le cinéaste de Retour à Reims [Fragments] n’est pas toujours à l’aise avec les bouleversements d’ampleur à l’œuvre depuis les années 80-90 dans la société française.

Sa recherche fouillée dans les nombreuses archives de natures différentes (initiées avec sa fidèle documentaliste Emmanuelle Koenig) révèle en tout cas le dépérissement progressif de la présence et de la représentation des ouvriers tant dans les reportages que dans les fictions de cinéma à quelques exceptions près (avec rares apparitions de travailleurs immigrés associée à la question du racisme : Mise au point : problèmes racistes dans le Sud, Daniel Le Comte, 1975, La Crise, Coline Serreau, 1992. Selon le réalisateur, les documents suivants, à l’image de la relégation dans le hors-champ social et l’invisibilité médiatique, sont essentiellement peuplés de représentants officiels des dirigeants et du personnel politique.

L’irruption récente de révoltes éclatées (filmées, diffusées sur les réseaux sociaux et pour quelques-uns en salles) composent l’épilogue lapidaire et radical de ce documentaire dont l’entreprise excède l’analyse et les outils forgés dans l’essai de Didier Eribon paru en 2009.

Nous pouvons regretter, en tant que spectateurs, que Jean-Gabriel Périot n’ait pas pris en compte dans son geste artistique la démarche politique de cinéastes contemporains comme Philippe Faucon, Stéphane Brizé ou Alice Diop qui tentent de mettre au jour, chacun à sa façon documentaire ou fictionnelle, les défis inédits aux quels salariés précaires, travailleurs pauvres, exploités de toutes origines et autres invisibles font face. Il n’empêche. Avec Retour à Reims [Fragments], Jean-Gabriel Périot compose avec finesse la mémoire vive, intime et politique, d’ouvrières et d’ouvriers dans la société française de la seconde moitié du XXe siècle en saisissant un moment charnière de notre histoire que ‘dominés’ et opprimés n’ont pas fini d’écrire.

 

Samra Bonvoisin
Le Café pédagogique
30 mars 2022
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